Carvalho jeta les spaghettis dans l’eau bouillante salée et tandis qu’ils cuisaient il commença à faire frire les saltimbocas. Il mit le four en marche pour y tenir au chaud la viande ; puis il goûta un spaghetti. Les dents le sectionnèrent sans l’écraser et son palais nota la saveur de la farine lorsqu’elle est sur le point de dérober l’arôme de la céréale. Ils étaient à point. Il jeta l’eau chaude et ajouta à la sauce deux jaunes d’œufs qu’il battit avec tout le reste. Il versa la sauce sur les spaghettis fumant et à l’aide d’une cuillère et d’une fourchette il fit monter et descendre les filaments, chevelure onctueuse qui s’imprégnait de l’ivoire de la sauce. Fister déboucha les bouteilles de vin, ferma les yeux pour que ses narines aient toute la faculté possible d’aspirer l’arôme du plat.
– Porca miseria !
Fuster se mit à chanter la romance de Cosi fan tutte.
– Mets un disque qui aille bien avec le menu.
Carvalho mit Veles e Vents , un poème d’Ausiàs March mis en musique par le chanteur catalan Raimon.
– Remarquable. La symbolique de la mer et des vents, le risque du destin ; il n’y a rien de plus en accord avec ces spaghettis à la… Comment dis-tu qu’ils s’appellent ?
– A la Annalisa. C’est un nom beaucoup plus précis que « Bonne femme », par exemple.
– Les mauvaises femmes ne cuisinent pas.
Fuster savourait les spaghettis et se concentrait sur son palais à la recherche de la remarque pertinente.
– Nordiques et méditerranéens.Dit-il finalement, et en l’absence de réponse carvalhienne, il décida de se jeter sur les saltimbocas avant qu’elles ne refroidissent.
– Elles ont une pointe de citron pas très orthodoxe.
– Sur ce qui reste de friture, je verse le jus d’un demi-citron et je nappe la viande avec cette sauce légère et chaude.
– Merveilleux, astucieux, rapide. Un plat méditerranéen génial.
– Le plat des putes, c’est son nom à Rome.
– Pourquoi ?
– Parce que ça se fait très vite.
– Et sur l’origine des spaghettis Annalisa, qu’est-ce que tu peux me dire ?
Carvalho termina sa troisième portion de saltimbocas, but un demi-verre de vin épais, à l’arrière saveur d’œuf, fit claquer sa langue et lança à Fuster un regard de charmeur de serpent.
– Sur l’origine de ce plat, je ne peux rien te dire.
Extrait de Les oiseaux de Bangkok / Manuel Vázquez Montalbán
Pour découvrir la recette, cliquez sur Spaghetti alla Annalisa.
Pepe Carvalho est un personnage de fiction créé par l’écrivain Manuel Vázquez Montalbán. Après une vie politique assez tourmentée, il devient détective privé à Barcelone. Il est entouré de Biscuter, homme à tout faire et cuisinier rencontré dans les prisons de Lleida (Lérida) et de Charo, son amie, prostituée indépendante à Barcelone. Carvalho n’est pas uniquement détective, il est aussi gastronome et souvent au fourneau. Ses bons repas, même solitaires, commencent invariablement par le choix d’un bon livre à brûler.
Sur les traces de Pépé Carvalho dans les rues et les bars de Barcelone, sur les Ramblas et entre les étals du marché de la Boqueria
http://www.ina.fr/video/TLC9301253950