Ce second tome de l’adaptation du roman éponyme de Philippe Claudel par Manu Larcenet parvient une nouvelle fois à nous surprendre. On pensait avoir tout lu ou, du moins, tout vu dans le premier tome ou dans le reste de son œuvre (je vous en avait parlé ici). C’est sans compter sur l’énorme talent de ce raconteur hors-pair.
La suggestion de la peur et du malaise
Cet opus nous dilate les pupilles avec ses cases mêlant, contradictoirement, expressionnisme, précision du trait et clarté de lecture. La qualité technique et narrative égalant la noirceur du propos, des personnages et de leurs intentions. Malgré son âpreté, on ressent toute l’humanité que Larcenet a voulu insuffler au récit, notamment par son choix de prendre la place de l’« étranger », cet inconnu hurluberlu et détonnant, suscitant autant de curiosité que de peur.
Cette peur et un sentiment de malaise nous envahit également au fil de la lecture, et finit par nous prendre aux tripes quand l’auteur attribue des traits bestiaux aux villageois, dans le but de « faire ressortir leur sauvagerie, leur férocité » (comme il l’explique lui-même dans l’interview cité plus bas).
Sentiments renforcés par l’usage de la suggestion, plutôt que de la démonstration. À l’instar des films du japonais Hideo Nakata (Ring) ou d’Alfred Hitchcock, jamais le lecteur ne sombre dans l’esthétique de l’horreur. Nous retenons notre souffle, suspendus au récit du narrateur, refusant l’évidence, redoutant une fin que nous devinons à l’aulne de la noirceur des grands espaces et protagonistes.
Un livre de silences
Claudel parle de cette œuvre comme d’« un livre de silences » soulignant l’intelligence de Larcenet de « ménager des vides, des espaces […] entre ses différents dessins, entre ses planches » : des silences (celui des villageois, de la forêt,…) qui nous oppressent, nous oppriment… La crise d’angoisse vous guette.
Cette plongée au cœur de l’âme humaine est une expérience de lecture rare, viscérale, inoubliable… Un récit sombre (comparable à celle ressentie devant les œuvres les plus tourmentées de peintres comme le Caravage) et halluciné, qui remplit sournoisement et doucement nos poumons pour former un cri qu’Edward Munch n’aurait pas renié.
A écouter : https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-14-juin-2016
DaaKi