Quand de graves et violentes crises bouleversent notre temps, la littérature sert-elle encore à quelque chose ? C’est une crise intérieure que peuvent traverser alors des écrivains, qui s’interrogent sur le pouvoir des mots et de l’écriture. Focus sur Sofia Andrukhovych et Colum McCann que l’on pourrait rapprocher dans leur recherche des mots adéquats et de nuances.

Sofia Andrukhovych : « Avant la guerre, j’étais écrivaine. »

« Avant la guerre, dit-elle, « j’étais écrivaine ». Au neuvième jour de la guerre, la romancière ukrainienne Sofia Andrukhovych se sent « privée de la faculté à réunir les mots et en extraire des pensées ». »

Télérama, 23 octobre 2023.

Née en 1982, Sofia Andrukhovych est journaliste et autrice de plusieurs essais et romans, et traductrice du polonais et de l’anglais. Elle a été récompensée par de nombreux prix littéraires, dont le Livre de l’année de la BBC 2014 pour Felix Austria et le prix Conrad 2015 pour l’ensemble de son œuvre. D’une plume limpide et profonde, elle décrit l’impact de la guerre sur ses écrits et sur sa vie, dans « Tout ce qui est humain« , paru en ce mois d’octobre. Prenant pour toile de fond l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’autrice s’intéresse aux réactions de la conscience humaine face à des événements traumatisants et à la façon de retrouver une humanité dans un contexte de guerre et de violence. Elle montre comment certaines circonstances a priori inhumaines font resurgir plus intensément l’humanité des individus.

Ce court ouvrage oscille entre le journal et le recueil de fragments, d’instantanés de guerre et de vie intime dans la guerre. « Peut-on encore se régaler d’une truffe au chocolat ? ». Le titre est paru chez Bayard dans une nouvelle collection, « Littérature intérieure » qui « a pour objet ces questionnements, ces vagues intimes et singulières qui sont une part essentielle, et peut-être même celle qui fonde chaque être humain.» Ecrire le quotidien des Ukrainiens aura été une sorte de remède thérapeutique pour Sofia Andrukhovych.

« En Ukraine, on répète souvent qu’il n’y a plus de nuances : tant que dure la guerre, il n’existe que le noir et le blanc. Mais il peut s’avérer aussi que les nuances se soient mélangées, juxtaposées. Et désormais une personne doit faire preuve d’encore plus d’attention afin d’apprendre à les différencier, à les remarquer ».

 

Colum McCann : « ‘’Dans les temps sombres, y aura-t-il aussi des chants ?’’, disait Bertolt Brecht. Comme la plupart d’entre nous, je n’ai pas su quoi dire. »

« Après l’attaque du Hamas en Israël, le 7 octobre, le romancier irlandais évoque, dans une tribune au Monde, sa réaction et celles de ses amis militants pour la paix, le Palestinien Bassam Aramin et l’Israélien Rami Elhanan, protagonistes de son livre sur le conflit israélo-palestinien, « Apeirogon » ».

Le Monde du 13 octobre 2023.

« Apeirogon » œuvre paru en 2020 chez Belfond, multiprimée (Prix Transfuge du meilleur roman anglophone, Prix du meilleur livre étranger, Grand prix des lectrices Elle…) est plus que jamais d’une grande actualité. Les deux protagonistes, ont chacun perdu une fille. Abir avait dix ans, Smadar, treize ans. Passés le choc, la douleur, les souvenirs, le deuil, il y a l’envie de sauver des vies. Eux qui étaient nés pour se haïr décident de raconter leur histoire et de se battre pour la paix.

Colum McCann, irlandais né en 1965 a construit avec ce titre une œuvre qui oscille entre récit, poésie, non-fiction, dans une construction par étape invitant à se poser sur chacun des courts paragraphes qui vient d’être lu. C’est une exploration très documentée des multiples registres d’un conflit de si longue date, qui nous invite à la connaissance et nous engage à comprendre, à échanger et peut-être, espérer.

Un apeirogon est une figure géométrique au nombre infini de côtés, à l’image des innombrables nuances qui composent cet ouvrage. Colum McCann comme Sofia Andrukhovych trouvent-ils leur force dans une littérature « maîtresse des nuances » ? « La littérature est gardienne de la pluralité, elle permet de se soustraire aux manichéismes de ceux qui voient le monde en noir et blanc.»  notait Roland Barthes, philosophe, critique littéraire et sémiologue français dans son Journal de deuil (Seuil, 2009) tenu après la mort de sa mère.

Illustration d’en tête : installation d’Inàra Liepa pour l‘exposition « Instants magiques », jusqu’au 4 novembre :  » Les temps ne sont pas importants, ce qui importe c’est l’homme  » (Imants Ziedonis).

Les articles cités peuvent être consultés dans les médiathèques proposant Le Monde et Télérama.