« Chantal, bibliothécaire à Bruxelles et européenne à plus d’un titre nous donne un bon goût de la Belgique en réponse à une interpellation que nous lui avions faite sur la littérature belge »
« Comme c’est étrange d’avoir à vous répondre sur la littérature « belge » dont selon vous « les Français diraient qu’elle est surréaliste, bien sûr, et plus largement pétrie d’humour ; bilingue (et donc nourrie de 2 cultures) ; marquée sans doute par ses relations avec l’Afrique et ses colonies ».
Il faut récuser chacun des termes pris dans l’absolu et pour chacun fournir de longues explications qui commenceraient par « oui, mais non… » pour parler de la littérature belge contemporaine.
– Le surréalisme appartient à l’histoire de la littérature et dans sa partie belge à un passé qui ne produit plus que de rares rejetons.
– Elle s’écrit en français ou en flamand : je ne connais pas d’auteur qui pratique l’une ET l’autre mais beaucoup ont des racines familiales des deux côtés de la frontière.
Et que dire du cas de Bruxelles (Région de Bruxelles-Capitale) qui n’est ni l’une, ni l’autre : plantée en Flandre, 80% de sa population est « francophone ». C’est une « région » de régime bilingue, c’est-à-dire qu’à tous les niveaux de pouvoir il y a une représentation des Flamands et des Francophones : un conseil communal est composé d’échevins qui appartiennent par exemple soit au sp.a (Socialistische Partij Anders – le parti socialiste flamand), soit au PS – le Parti socialiste (francophone) et que l’un peut se trouver dans l’opposition et l’autre dans la majorité.
Ça, c’est le bilinguisme politique bien différent de celui pratiqué ou pas par la population locale, dont les « appartenances » linguistiques sont souvent un peu plus complexes.
– Quant à ses colonies… A part, avoir fourni le titre d’une célèbre émission de télévision « Tout ça ne nous rendra pas le Congo », spécialisée dans les reportages « décalés » à la « manière belge », www.rtbf.be/tv/emission/detail_tout-ca-ne-nous-rendra-pas-le-congo, le sujet est peu abordé sinon dans les soubresauts de l’histoire récente à une notable exception près avec: « Congo, une histoire » de David Van Reybrouck (Actes Sud, Prix Médicis Essai 2012, Prix du Meilleur Livre Étranger – Essai 2012).
Et après cela, s’il fallait proposer un écrivain belge (contemporain), emblématique de l’improbable creuset belge, je citerais sans hésiter :
Xavier Hanotte pour la totalité de son œuvre romanesque avec notamment « Manière noire », « De secrètes injustices », « Derrière la colline » (Belfond), écrite dans une langue française des plus classiques mais ancrée dans la Belgique d’aujourd’hui et d’hier (son œuvre est traversée par la Grande Guerre et ses cimetières – hantise d’un de ses héros principaux).
Et je le ferai doublement puisqu’il est aussi traducteur du flamand et de l’anglais. Il traduit par exemple Hubert Lampo (« Retour en Atlantide« ) représentant ce courant du réalisme magique qui nous convient sans doute mieux que celui de « surréalisme » et aussi le poète anglais Wilfred Owen mort en 1918 qui traverse en outre l’œuvre fictionnelle de Xavier Hanotte.
Là où vous attendiez sans doute une Amélie Nothomb (Belge avec singularité) ou un « Chat Gelluckien » si conforme à l’impertinence « belge » ou un flamboyant Schuiten, je vous opposerai un auteur, « belge » par affinité élective et glissement progressif : Éric-Emmanuel Schmitt avec « Les Perroquets de la place d’Arezzo« (2013) qui a une tonalité bien d’ici contre toute attente. Je vous rassure : il est toujours bien français pourtant.
Sinon comme membre du jury du « Prix Littéraire des bibliothèques de la Ville de Bruxelles », exclusivement réservé aux écrivains belges, résidents en Belgique, j’ai l’occasion de lire, tous les 2 ans, de nombreux auteurs confirmés ou débutants. Je ne suis toujours pas capable de détecter en quoi « C’est du belge ! » (titre d’une célèbre émission de la télévision belge francophone RTBF qui parle de célébrités belges) – sauf l’ancrage géographique ou la volonté d’installer une « couleur locale » ou même « folklorique ».
Et je vous en laisse juge pour les deux derniers lauréats :Nicole Roland (2013) pour son roman « Les veilleurs de chagrin »(Editions Actes Sud, 2012) évoque la guerre et raconte l’ouverture de fosses communes au Kosovo à laquelle assiste son héroïne Esther, hantée par un deuil personnel. L’édition précédente a couronné Vincent Engel (2011) pour « La Peur du Paradis » (Editions JC Lattès), sorte de variante moderne de Roméo et Juliette qui se déroule dans les Pouilles, au lendemain de la Grande Guerre. Il est vrai qu’on pourrait le ranger du côté du « réalisme magique » à cause de l’ambiance instillée par l’auteur.
Pas plus d’ailleurs que dans les « Coups de midi des Riches Claires » (« ma » bibliothèque) orchestrés par Jacques De Decker (Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique) qui voient défiler à raison d’un par mois, tous les auteurs belges francophones depuis 1998 ! D’ailleurs, c’est plutôt à lui qu’il aurait fallu poser une question aussi sérieuse à côté de laquelle je suis peut-être passée. J’assumerai les droits de réponses….
Nous évoluons aussi dans une toute autre dimension littéraire : notre bibliothèque développe des collections en langues étrangères, principalement celles de l’Union européenne, auxquelles il faut ajouter l’arabe, le turc et le russe. Nous avons reçu un financement spécifique pour cela : nous les prêtons aux soixante bibliothèques publiques de la Région de Bruxelles-Capitale et nous les animons aussi chez nous. Donc nous pouvons lire nos romans préférés dans leur langue d’origine si nous le souhaitons !
Et nous élargissons encore notre rayon avec les sessions d’Europalia (qui a quitté les frontières de l’Europe depuis longtemps). Tous les deux ans, elle met un pays à l’honneur : c’est l’occasion d’en découvrir la culture avec des expositions, des concerts, des spectacles (danse, théâtre, etc.), des rencontres d’auteurs… Ce furent ces dernières années, l’Inde, le Brésil, la Chine…
Nous participons à la partie « littéraire » en réalisant deux sélections de lecture, une pour les adultes, l’autre pour la jeunesse. Ce qui signifie que toute une équipe lit frénétiquement de la littérature indienne ou brésilienne ou chinoise pendant plusieurs mois ! Sans compter l’organisation de conférences littéraires et culturelles offertes à nos publics pendant le semestre de la manifestation. C’est très certainement l’occasion de découvrir des littératures dans lesquelles on n’aurait jamais plongé, moi la première…
Et comme nous trouvions qu’il fallait remplir l’année creuse, nous partons sur le même principe depuis 2012 avec « So British 2012 ! » et « Lis c’est de l’anglais » sur la littérature du Royaume-Uni (donc pas américaine ou australienne), tandis que l’année passée nous avons écumé la Grande guerre pour présenter en 2014 « Lire 14-18 » qui sera bientôt disponible sur notre site comme toutes celles citées ici (http://www.bibcentrale-bxl.be/index.php/publications/publications-professionnelles)
Est-ce que dans ces conditions, on arrive encore à lire « pour soi » ? Oui, heureusement ! J’avoue avoir succombé comme beaucoup, au roman policier scandinave sur lequel il n’y a plus grand-chose à dire sinon que dans mon cas, fonction professionnelle oblige (les relations internationales), je n’avais été dans toutes les capitales scandinaves. Juste de quoi mettre quelques images réelles sur ces prenantes fictions !
Mais si je devais épingler des lectures marquantes, ce ne serait pas de celles-là. Ce serait la découverte de Sofi Oksanen avec « Purge » et « Les Vaches de Staline » (chez Stock) dans le droit fil de la débandade post-communiste, des effondrements de frontières émotionnelles tout autant que géographiques. Le lecteur est chahuté du monde communiste d’hier à celui d’aujourd’hui qui n’a rien de lendemains qui chantent. Ligotés et écorchés, au propre comme au figuré, les personnages tissent une toile hyperréaliste voulue par une auteure sans concession sur le monde qui l’entoure. Un univers largement ignoré et méconnu par ceux qui étaient de ce côté-ci du Rideau de fer, hier comme aujourd’hui.
Et le hasard fait curieusement les choses puisque concurremment je tombe sur Le Club des incorrigibles optimistes et « La vie rêvée d’Ernesto G. » de Jean-Michel Guenassia qui évoquent tous deux la diaspora des émigrés politiques de l’Est de l’Europe. Le Russe communiste et le Hongrois (ou le Roumain) anti-stalinien des années soixante ou septante, cela me parle évidemment ! Et encore plus, la propension qu’ont les héros – et même les personnages secondaires – de Guenassia à devenir – à être – cosmopolites, un terme qui ne « désigne » pas de frontières et qui interroge en même temps sur les « racines ».
Quand on vit dans une ville qui s’appelle selon les 3 langues nationales et notre Constitution : Bruxelles, Brussel (en flamand), Brüssel (en allemand – notre pays est trilingue et pas bilingue) et Brüsel dans l’imaginaire d’un Schuiten; une ville qui est aussi capitale de l’Europe et creuset de toutes les diasporas du monde, les questions de racines et d’identité prennent parfois une allure de mosaïque abstraite!
Mais je conclurai sur cette réflexion. Les Américains disent : « Je suis Américain, de Richmond, Virginie ». Allons-nous dire un jour : « Je suis Européen, de Bruxelles, Belgique » ou « Je suis Européen de Strasbourg, France » ? Demain, c’est trop tôt sans doute, mais après-demain peut-être ?
La littérature que nous lisons à quant à elle franchit depuis longtemps toutes les frontières…
Chantal Stanescu
Bibliothèque Centrale pour la Région de Bruxelles-Capitale