Comme chaque année, en bon aficionado de SF que je suis, c’est avec impatience que je guette le palmarès du Grand Prix de l’Imaginaire. Les lauréats de cette sélection d’une grande qualité se voient décerner leur prix lors du festival des Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, début juin. Or donc, le jour J arrive et avec lui La Liste : Kij Johnson et son inclassable Pont sur la Brume valent à mes collègues de bureau mes grognements les plus enthousiastes, tandis que le space-opera Latium de Romain Lucazeau s’attire des borborygmes appréciateurs. Et puis, surprise (voire stupeur) : mon favori pour le prix du meilleur roman étranger, l’excellent L’espace d’un an de Becky Chambers, est devancé par Frankenstein à Bagdad. L’auteur, Ahmed Saadawi, m’est to-ta-le-ment inconnu.
 

(C) AFP / Ahmad AL-RUBAYE

Frankenstein au pays des Mille et Une Nuits

Passé cette première réaction pas très glorieuse (celle du nerd pris en défaut et au bord de la crise de nerfs), je cherche à en savoir plus : « réécriture hallucinée du mythe de Frankenstein dans le Bagdad de 2005 » ; « récit fantastique dans une ville en proie aux attentats » ; « critique fantasmagorique de l’occupation américaine en Irak »… ouh là, ça ne ressemble pas vraiment à une lecture d’été ! Mais après tout, on n’a pas souvent l’occasion de lire du fantastique irakien…
Après une mise en route difficile, je découvre un roman noir, âpre, pour une situation qui l’est tout autant : les affrontements entre les différentes factions nées de la chute du régime baasiste et le chaos politique qui en résulte ; les affrontements inter-confessionnels ; le quotidien terrible des Bagdadis au son des explosions… mais l’air de rien, Ahmed Saadawi nous livre aussi une chronique emplie de solidarité, ainsi qu’une galerie de personnages hauts en couleurs. Les habitants du quartier de Batawin affrontent le quotidien avec un humour noir voire absurde, qui permet de supporter l’insupportable. Et l’auteur sait bien de quoi il parle, lui le journaliste resté vivre à Bagdad malgré les dangers encourus.

Le Monstre comme symbole de la culpabilité collective

Là où Saadawi frappe fort, c’est dans la figure du « Trucmuche » (le « Shesma » en dialecte irakien, le « sans-nom »). Créé par un chiffonnier fou à partir de morceaux de victimes des attentats, ce nouveau monstre de Frankenstein est « un être [né] du brasier de la réalité irakienne » :

« parce que je suis fait des rognures humaines renvoyant à des ethnies, des tribus, des races et des milieux sociaux différents, je représente ce mélange impossible qui n’a jamais été réalisé auparavant : je suis le premier citoyen irakien. »

Sordide constat. D’autant que chaque élément de ce corps martyr réclame vengeance : le Trucmuche devient bourreau, convaincu d’œuvrer pour la justice… engendrant ainsi davantage de souffrances. Pour l’auteur,

« le Trucmuche pense faire le bien mais il prend part aux meurtres et aux destructions. Nous l’avons tous fait d’une façon ou d’une autre, en approuvant ou en fermant les yeux sur les crimes. »

Avec Frankenstein à Bagdad, Ahmed Saadawi réussit une fable horrifique chargée de symbolique. C’est aussi la chronique d’une ville et de ses habitants, qui malgré la peur et la guerre débordent de vitalité. Certes pas une lecture facile, mais une lecture qui marque !
carac0l
[PS : si ce post ne vous a pas convaincu.e, et/ou que vous voulez un peu de douceur dans ce monde de brutes, jetez-vous sur L’espace d’un an de Becky Chambers : vous m’en direz des nouvelles 🙂 ]