On entend beaucoup parler du Groenland ces temps-ci. Ce vaste territoire d’Amérique du Nord, rattaché au Royaume du Danemark même s’il jouit d’une certaine indépendance, se retrouve mis en avant sur la scène géopolitique internationale. Avec seulement 56000 habitants et la densité de population la plus faible de la planète en raison des conditions climatiques extrêmes, le Groënland est néanmoins et depuis longtemps un territoire littéraire, pour la fascination qu’il exerce comme pour la culture qu’il porte.
La littérature groenlandaise : des traditions à la scène internationale
Les groenlandais ont été alphabétisée très tôt, à la fin du XIXe, et même si le milieu littéraire est forcément restreint, la vie culturelle a toujours été active. Après une période plutôt optimiste puis une prise de conscience de la colonisation danoise fin XXe siècle, les dernières décennies ont ouvert une période de questionnement, apportant de la noirceur dans l’écriture.
Si nous nous réveillons par temps calme est une pure saga nordique dans laquelle rites, traditions, légendes, commerce avec les esprits s’allient aux personnages souvent hors du commun et au cadre naturel. Chronique d’une lignée familiale, elle s’étend sur plus d’un siècle. Dans un monde où règne une violence extrême, les hommes se battent, tuent des ours à main nue et étranglent parfois leur femme… Réaliste, d’une grande crudité, cette saga groenlandaise fait cependant la part belle au surnaturel, à l’humour et à la poésie. Jens Rosing (1925-2008) tente dans son ouvrage de perpétuer la mémoire collective de cette lignée inuit, transmise oralement au fil des générations depuis le XIXe siècle.
Trois cent ans après est l’un des premiers romans de la littérature groenlandaise. Il nous plonge en l’an 2021, dans une intrigue policière entre les villages et l’immense inlandsis glacé. Imaginé en 1931 par Augo Lynge 1899-1959), ce roman d’anticipation offre une vision d’un Groenland où les personnages inuits sont devenus ce que sont les Groenlandais d’aujourd’hui : une preuve vivante de leur capacité à s’adapter à un rude climat tout en conservant leur langue et leur culture.
En 2014 parait Homo sapienne d’une jeune inuit groenlandaise née en 1990, Niviaq Korneliussen. Ce roman traite des destins croisés de cinq personnages de jeunes gens en proie à des questionnements identitaires dans un Groenland postcolonial, dans une langue crue, sensible et indomptée. L’autrice parle du désir universel d’être soi, socialement, intimement, confiante que les cœurs et les corps sauront être vrais. C’est un immense succès : vendu à 3 000 exemplaires au Groenland, best-seller au Danemark, il vaut notamment à Niviaq Korneliussen une nomination pour le Grand Prix de littérature du Conseil nordique en 2015 et une grande notoriété, et sera traduit en plusieurs langues. Même si Niviaq Korneliussen refuse d’être définie comme une auteure engagée ou comme la porte-parole de la jeunesse groenlandaise, elle développe dans son roman un discours critique sur le Groenland postcolonial et ses contradictions identitaires, ce qui lui attire réactions de colère et menaces de la part de certains Groenlandais. Elle incarne un renouveau de la littérature groenlandaise et son roman est étudié dans les écoles.
Nuuk, Groenland, 2014. Une découverte sensationnelle fait frémir la petite communauté : le corps d’un Viking est extrait de la glace, en parfait état de conservation. Mais le lendemain, le cadavre a disparu et on retrouve l’agent de police qui montait la garde nu et éviscéré comme un phoque. Le journaliste danois Matthew Cave s’immerge dans ces cold cases, révélant le destin terrible de tant de fillettes de la communauté. Mais sa quête menace clairement les intérêts malsains de certaines personnalités importantes de l’île. Étrangement, la seule à qui il ose faire confiance est une jeune chasseuse de phoques groenlandaise récemment libérée de prison. La fille sans peau de Mads Peter Nordbo est un polar arctique noir viscéral et addictif, dans la droite lignée des polars nordiques qui fascinent tant.
Un territoire aux immenses espaces qui fascine depuis toujours explorateurs et aventuriers
Le Groenland a longtemps été fantasmé, matière à des récits d’aventures et de grands espaces, de glace et de froid, de difficultés physiques, d’expéditions scientifiques et de préoccupations environnementales.
Petit danois nourri aux récits que son père, coiffeur attitré de la Cour Royale, extorquait aux explorateurs polaires de l’époque, comme Knud Rasmussen (1879-1933) et Peter Freuchen (1886-1957), Jørn Riel (1931-2023), à 19 ans, prend le chemin du Groenland en 1950 avec l’expédition scientifique Lauge Koch, où il passera seize années, notamment sur une base d’étude de l’île d’Ella. De ce séjour, il tirera le versant arctique de son œuvre littéraire, dont la dizaine de volumes humoristiques des Racontars arctiques, ou la trilogie Le Chant pour celui qui désire vivre. Dans ces romans, Jørn Riel s’attache à raconter la vie des populations du Groenland, explorateurs et chasseurs du Nord-Est groenlandais ou des habitants Inuit. Il reçoit en 2010 le Grand Prix de l’Académie danoise pour l’ensemble de son œuvre.
La femme qui a reconstitué le monde de Eva Tind est le magnifique portrait de Marie Hammer (1907-2002). Cette zoologiste danoise a sillonné le monde entier pendant quarante-sept ans, souvent seule, parfois accompagnée de ses enfants, pour faire progresser la science. Spécialiste des acariens, dont elle a étudié les caractéristiques et la répartition, elle a prouvé la théorie de la dérive des continents. Première femme à participer aux expéditions de Knud Rasmussen au Groenland, elle écrit sa thèse de doctorat chez elle, sur la table de la cuisine, puis finance elle-même ses travaux, se trouvant trop souvent en butte à l’incompréhension et aux sarcasmes de la recherche universitaire, avant qu’ils ne soient reconnus et largement diffusés.
Né en 1952 à Marstal (Danemark), Carsten Jensen est un essayiste et un romancier primé pour son roman d’aventure Nous les noyés. Dans Le dernier voyage, il s’attche au personnage de Jens Erik Carl Rasmussen, peintre de marines danois né en 1841 à Aeroskobing et mort en mer en 1893. Ce roman fait le récit de son dernier voyage, à bord d’un brick, au Groenland. Persuadé qu’il ne reviendra pas de cette traversée, l’artiste fait le bilan de sa vie.
Kim Leine est né en Norvège en 1961. À l’âge de dix-sept ans il s’installe au Danemark avant de partir, en 1989, au Groenland. Il y restera quinze années. En 2013, il reçoit le Grand Prix de littérature du Conseil nordique pour Les prophètes du fjord de l’Éternité, roman considéré comme un événement littéraire par la critique et traduit dans le monde entier. Dans ce roman, le jeune Morten Pedersen Falck arrive à Copenhague pour devenir pasteur. Une fois obtenu son diplôme, l’évêque du Groenland le convainc de s’établir dans une colonie qu’il rejoint en 1787. Après un voyage exténuant, il intègre une station isolée de la côte ouest. Il rencontre les habitants de Sukkertoppen, colons ou autochtones, et se trouve confronté à une communauté dissidente adepte d’un christianisme primitif. L’auteur redessine avec subtilité ce Groenland qui a fasciné, pendant des siècles, les plus grands explorateurs.
Lors d’un voyage dans le sud du Groenland, la narratrice du Grand chasseur découvre ce pays où « tout est véritablement à la vie à la mort » et, dans la séparation, éprouve l’extrême d’une passion amoureuse, espace de ses propres ténèbres. Dans son style si particulier où la trame narrative se coule dans les scansions et les rythmes d’une structure poétique, Märta Tikkanen explore les thèmes qui lui sont chers : l’amour, l’irruption du désir, l’aliénation dans le rapport des sexes, avec cette particularité ici que la dimension ethnographique du récit de voyage devient matériau à la mesure de ce « désir pantelant ». En écho, la légende du grand chasseur semble résumer leur inéluctable destin : affirmer une différence assumée dans la solitude. Remarquable document sur le Groenland allié à un bouleversant chant d’amour, Le Grand Chasseur est un texte dont la puissance d’émotion tient autant à l’expression de la densité douloureuse et contradictoire du sentiment amoureux qu’aux violents contrastes humains et esthétiques que produit le voyage groenlandais. Märta Tikkanen, issue de la minorité suédophone de Finlande, est considérée comme l’une des grandes intellectuelles et militantes nordiques de la cause des femmes.
Laisser un commentaire