Nous avons demandé à Anna Marcuzzi, directrice des médiathèques de Strasbourg et de l’Eurométropole de s’exprimer sur son rapport à la littérature. Généreusement, elle a développé sa réflexion en ouvrant la porte de ses souvenirs et de ses coups de cœur littéraires. Merci à elle de nous avoir fait partager sa vision de l’enjeu des bibliothèques dans le monde, un bel outil d’émancipation comme l’est aussi la littérature, en cette journée internationale des droits de la femme dans le monde.

 

« Comme toujours lorsqu’on me demande de parler de moi, je ne peux le faire qu’en évoquant (et en invoquant) celles et ceux qui m’ont précédée, tant ma personnalité est constituée non seulement par ma propre expérience de vie mais également par mon histoire familiale – réelle ou fantasmée.
Ainsi, c’est à mes parents et à mes grands-parents, à leurs origines, à leurs histoires et à leurs départs que je dois beaucoup de ce que je suis devenue, de ce que je ressens et de ma place dans le monde, voire parfois même à mon étrangeté d’être à celui-ci.
Car je porte en moi les stigmates d’un exil que je n’ai pas vécu directement et qui pourtant est mien.
Sans aucun doute possible, la lecture a été pour moi une terre d’accueil depuis le plus jeune âge. Elle est également le champ de tous les possibles, l’opportunité de vivre « d’autres vies que la mienne », comme le dit Emmanuel Carrère, écrivain français que j’affectionne beaucoup.

Enfin, elle porte en elle la possibilité de voyages immobiles, alors que les départs demeurent pour moi des moments de fragilité et de vacillement.

Le départ coûte toujours en effet, invisible déchirure héritée de l‘histoire familiale qui a pourtant aussi transmis une force de vie et une faculté d’adaptation à tout environnement et à toute épreuve.

Comme le dit un proverbe Juif – Peuple de l’exil s’il en est : « on ne peut donner à ses enfants que deux choses : des racines et des ailes ».

Je remercie chaque jour ma famille de m’avoir donné les deux et la littérature de perpétuer cette transmission au fil des mots et des lectures. »

Anna Marcuzzi / Février 2020

 

Le coup de cœur d’Anna Marcuzzi :

“Zibaldone” est un terme intraduisible qui signifie à peu près “mélange”, et qui a donné en français notre “sabayon”. Leopardi accumule dans ce “cahier” qui ne le quittait jamais des remarques et réflexions sur les sujets les plus divers, de la vie personnelle à la philologie, de la linguistique à la littérature, de la politique à l’histoire. Sans plan préétabli, Leopardi a constitué avec ce journal une sorte d’immense réservoir de pensées et d’intuitions. Il avait l’intention d’en extraire plusieurs ouvrages : un traité métaphysique de la nature, des hommes et des choses, un livre sur le machiavélisme de la vie sociale, un manuel de savoir-vivre moral, des mémoires de sa propre vie, etc. Au fil des ans (chaque fragment est daté), on voit sa pensée évoluer, gagner en assurance – et en pessimisme. La diversité des sujets abordés est saisissante. Leopardi nous entretient aussi bien des effets du tabac que des mœurs des Patagons, de l’influence du climat sur la moralité des peuples que de l’origine du langage. De Platon à Rousseau, de Dante aux poètes romantiques, la liste des auteurs qu’il convoque, analyse et critique est également impressionnante. Car même si le Zibaldone est un journal intellectuel, il n’est pas une seule de ses pensées qui ne tire directement sa source de l’expérience vécue par Leopardi. Cette œuvre-fleuve, à laquelle Nietzsche a rendu hommage appartient véritablement à notre temps par la modernité même de son projet et de son enjeu. (source : https://www.editions-allia.com/fr/livre/130/zibaldone)