« Eliès, mon cher Eliès,

Je suis en voyage en Autriche et, au milieu des cafés soigneusement recouverts de crème fouettée et parfumés au schnaps d’abricot, on m’a servi un café syrien. Avant même qu’il ne soit posé sur la table j’ai eu les larmes aux yeux en le sentant arriver. Eliès, il n’y a que toi qui sait faire ce café. Tu n’as jamais voulu me dire le secret de ses ingrédients.

Je me souviens si bien du premier. Cela faisait quelques semaines peut-être que nous nous connaissions, nous fumions clopes sur clopes entre deux amphithéâtres, nous déjeunions pour pas cher au resto U. Tu m’avais invité à venir chez toi travailler, tu m’avais proposé cela avec un calme infini, mais sans nonchalance : c’était important.

Ton appartement était minuscule, une petite cuisine étriquée, une pièce avec une cheminée, un tapis, des piles de livres et un matelas au sol. Je crois qu’il n’y avait même pas de table. Tu as fait du feu, c’était incongru dans cette chambre de bonne, tu m’as dit que tu y faisais même griller des pommes de terre. Et tu as fait le café dans une étrange petite cruche bleue avec un manche, en métal émaillé. C’était la première fois que j’en voyais. Le café avait un très fort goût de cardamone, de girofle, de brulé aussi, et un peu de l’âpreté d’un vieux livre. Tu as parlé des occasions où tu le faisais, en Syrie, comme c’était fraternel dans la petite ville d’où tu viens. Tu m’as montré sur l’ordinateur.

Ensuite il y a eu beaucoup de cafés syriens. Je ne sais pas si je dois en avoir des regrets, mais ils se sont fondus dans un seul long moment, dans une seule longue conversation. Tu avais toujours ton grand calme, ta grande douceur. Tu devenais sombre aussi parfois. Je ne me rappelle pas exactement ce qui nous a éloigné, mais j’ai fini par cesser de venir.

Eliès, cher Eliès, j’ai pleuré devant mon café et il avait un goût de sel. Je crois qu’il fallait te le dire, te dire que je n’ai pas de plus beau souvenir d’amour que celui de ce premier café.

C’est tard pour le dire, mais, si seulement tu voulais m’en préparer encore un !

Je t’embrasse. »

Ce texte a été écrit lors de l’atelier d’écriture « Lettres d’amour » du 9 février 2022 à la médiathèque André Malraux, dans le cadre du Prix européen du roman d’amour. La consigne : parmi plusieurs photos en choisir une, écrire une lettre d’amour à la personne photographiée en intégrant au fur et à mesure 3 mots tirés au hasard. Merci à Clémentine.