Il y a deux ans, j’ai écrit un premier article sur le polar méditerranéen et la gastronomie. Je ne pensais pas retomber de sitôt dans la « marmite » du polar méditerranéen même s’il s’agit ici plus particulièrement de polar « sauce à la grecque » comme les champignons. Attardons-nous aujourd’hui sur cinq auteurs particulièrement savoureux et reconnus et goûtons à leurs différentes façons d’aborder la cuisine ou la gastronomie… et le polar.

Rien à voir avec la cuisine pour commencer, mais comme mise en bouche un Ouvrage Livresque Non Identifié : Psychiko de Paul Nirvanas (1886-1937) est paru dés 1928 en feuilleton dans la presse athénienne. Jeune rentier, Nikos Molochantis, se fait passer pour un assassin. Suite à l’implication de la presse captivée par cette affaire, la machine infernale se met en branle : un face à face se met alors en place entre une police apathique et un faux coupable en recherche de célébrité. Nikos va-t-il échapper à la guillotine ? Ce n’est pas un roman policier au sens strict mais le scénario fait froid dans le dos.
Puis Crime à Kolonaki, publié lui aussi en feuilleton dans une revue dès 1953, inaugure la carrière du grand Yannis Tsirimokos alias Yannis Maris : il est considéré comme le tout premier roman policier grec.


Les pionniers du roman policier hellénique mettaient-ils les pieds sous la table ? 

Yannis Tsirimokos alias Yannis Maris  (1916-1979), le pionnier du genre en Grèce, propose des récits divertissants entre roman policier et espionnage, aventure et sentimental. Ces romans d’atmosphère sont apolitiques : il ne fallait pas évoquer les sujets qui fâchent la Grèce dans les années 50 – 60 (reconstruction, fin de la guerre civile, Etat parallèle, traque opposants politiques, …).

Les héros de la série de Maris sont un couple de petits bourgeois : Georges et Evanthia Békas. George est enquêteur. Evanthia est cantonnée évidement dans sa cuisine : c’est la femme qui prépare le repas et il n’est absolument pas question que l’homme entre dans cette pièce, haut lieu de la sphère féminine depuis l’Antiquité.

Pour Maris et les disciples de sa génération (Christos Chairopoulos, Nikos Marakis, Andronikos Markakis, Takis Papageorgiou et Athina Kakouri… malheureusement indisponibles en traduction française), le roman policier divertit le lecteur sans référence savante à l’Antiquité. Trafic d’antiquités et spoliation, commerce illégal constituent une intrigue ou un arrière-plan à l’enjeu idéologique soit l’opposition entre les bons qui protègent le patrimoine de leur pays et les dégénérés, alliés aux étrangers, qui veulent en abuser.


Dans la cuisine avec Pétros Markaris : le nouveau roman policier hellénique

Dramaturge, traducteur et scénariste et auteur de polar depuis 1995, Pétros Markaris (1937-  ) est reconnu comme la voix de la Grèce et considéré comme l’héritier de Maris. C’est le chef de file de nouveaux auteurs de romans policiers qui place l’étude sociologique de la modernité devant l’enquête criminelle. Assassin et enquêteur policier sont les porte-paroles de l’auteur qui règle ses comptes avec certaines franges de la société considérées comme responsables des problèmes de la Grèce : la politique est donc au cœur de ses fictions policières. Pétros Markaris renvoie à la culture grecque antique, avec des récits où les références à l’antiquité semblent décalées voire burlesques. 

La cuisine est ici un symbole pour questionner la société grecque actuelle sur le rôle de la tradition, la répartition des tâches domestiques dans le couple, la place de l’homme et de la femme dans une société méridionale, le choix entre tradition et modernité. Ancienne adepte de la devise « Patrie-Religion-Famille », la société grecque actuelle voit ses valeurs s’étioler dans notre monde globalisé.

Pétros Markaris a inventé le Commissaire Costas Charitos : son personnage récurrent, policier bougon et vieux jeu, est Chef de la brigade des homicides de la Sureté d’Athènes. Concentré sur son travail, il mange parfois sur le pouce (ex : croissant sous cellophane du matin ou sandwich de midi) et reste nostalgique de la cuisine grecque d’antan.

Dans la Trilogie de la crise composée de Liquidations à la grecque, Le justicier d’Athènes et enfin Pain, éducation, liberté, la famille du commissaire Costas Charitos fait face au chômage, aux restrictions salariales et au manque de nourriture. Adriani, la femme du commissaire, doit cuisiner pour toute la famille (économie de subsistance, troc, retour au village, …). Les points-forts de cette trilogie sont l’analyse très personnelle de l’auteur et surtout la métamorphose d’un roman policier en une recherche sur les enjeux de la modernité grecque. 

Cuisine hellénique, méditerranéenne, internationale ?

La lecture de cet article des Carnets balkaniques met l’eau à la bouche : deux auteurs de séries policières populaires en Grèce encore à observer, bien qu’eux aussi soient peu disponibles en français.

Il y est question d’Andréas Apostolidis (1953-) qui loin de décrire la cuisine grecque traditionnelle met plutôt en avant une cuisine internationale agrémentée d’alcools étrangers. C’est l’occasion de signaler les Bilingues de L’Asiathèque, Maison des langues du monde, qui a rassemblé 3 de ses nouvelles, Une chatte pour Lélos Livas, Cauchemar et Une aventure Notis Kangas.  

Pétros Martinidis (1946-) de son côté égratigne des élites de province dans ses deux séries policières : professeurs, éditeurs ou artistes. Il s’amuse des rivalités entre « mandarins » de l’université grecque et des luttes de pouvoir à Thessalonique. Réceptions, agapes et repas permettent de supporter l’insupportable : ces gens ne cessent d’étaler leur culture « creuse » tout en mangeant et en buvant. Ici, les personnages parlent tout en mangeant selon une tradition qui remonte à la plus haute Antiquité, le symposion. Il y a certes des références à l’antiquité, à la philosophie et même à la tragédie grecque antique car il y a une convergence thématique entre les deux genres tragique et policier : destinée, vengeance, démesure. Cependant l’homme reste le jouet de son destin. La gastronomie n’est pas un art de vivre. La commensalité, partage de repas entre convives habituels, est une façade, un faux-semblant. C’est une imposture, thème de prédilection de l’auteur. Goûtez à l’écriture de Pétros Martinidis avec Reflets du destin.

Auteurs et titres vous ont surement alléchés : laissez – vous tenter par ces découvertes.

Mon conseil : installez-vous au soleil avec un verre d’ouzo accompagné d’olives noires et plongez-vous dans un polar hellénique !